Eclairages : Aucune situation au Sénégal ne relève de la compétence de la CPI …

JUAN BRANCO

Techniquement, il n’existe pas, à ce jour, une « situation au Sénégal » relevant de CPI. Arrêtons d’appeler la Cour pénale internationale.  Expliquons-nous, en quelques mots.

 Compétence matérielle

La compétence de la Cour pénale internationale est limitée aux crimes internationaux les plus graves : le crime de génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et le crime d’agression (Article 5). Or, nous savons qu’il n’y a ni génocide, ni crime de guerre encore moins un crime d’agression qui caractériserait cette « situation ». Le crime de génocide vise toujours la destruction d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux (Article 6). Le crime d’agression, lui, implique nécessairement deux États (Article 8 bis). Aussi, les crimes de guerre ne concernent-ils que des situations qualifiées de « conflit armé » en vertu du droit international. À cet égard, d’ailleurs, l’article 8 du Statut de Rome exclut de son champ, expressément, « [les] situations de troubles et tensions internes telles que les émeutes, les actes isolés et sporadiques de violence ou les actes de nature similaire » (Article 8 § 2 – d ; Article 8 § 2 – f).

Il ne faut donc pas assimiler ces situations de troubles et tensions internes, à des conflits armés ne présentant pas un caractère international auxquels, s’applique la répression des chefs de crimes de guerre visés dans ses paragraphes 2 – c et 2 – e. Plus intéressant encore, le Statut de Rome stipule qu’une telle incrimination « n’affecte [pas] la responsabilité d’un gouvernement de maintenir ou rétablir l’ordre public dans l’État ou de défendre l’unité et l’intégrité territoriale de l’État par tous les moyens légitimes » (Article 8 § 3). En quelque sorte, le Statut de Rome évite d’évincer les États dans l’exercice de leur mission régalienne de garantir l’ordre public, la sécurité et la paix sur leurs territoires nationaux respectifs.

Il faut retenir l’expression « tous les moyens légitimes », qui est un concept évolutif en fonction du contexte et des enjeux de paix, de sécurité ou de défense nationale. Le rappel de cette réserve ne manque pas de pertinence, eu égard à ce genre de situations au sujet desquelles, certains font de plus en plus appel, indument et parfois dans un dessein instrumental, à la CPI (Cf. le rapport CPI/Afrique : des Gouvernements tentent de renvoyer des groupes rebelles ou des opposants ; 2 ces derniers provoquent les gouvernants et, une fois au pouvoir, ils essayent de déférer à la Cour ces « anciens dominants »).

Ceci étant dit, arrêtons-nous sur le crime contre l’humanité, quatrième et dernier crime relevant de la compétence de la CPI.

Le crime contre l’humanité est une forme « autonomisée » du crime de guerre. Au demeurant, ce n’est qu’avec le Statut de Rome qu’un texte a admis sa constitution en dehors de tout conflit armé caractérisé. Ainsi, son incrimination permet de punir notamment des actes, également chefs de crimes de guerre, sans qu’il y ait lieu de démontrer l’existence d’un conflit armé. Néanmoins, il n’y a crime contre l’humanité que lorsque l’acte matériel a été « commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre [une] population civile et en connaissance de cette attaque » (Article 7 § 1). Cet élément contextuel est fondamental.

Le Statut de Rome définit l’attaque en question comme « la commission multiple d’actes visés au paragraphe 1 [de l’article 7] à l’encontre d’une population civile quelconque, en application ou dans la poursuite de la politique d’un État ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque » (Article 7 § 2 – a).

Par ailleurs, l’attaque doit être « généralisée », c’est-à-dire, suivant la jurisprudence de la Cour, « commise sur une grande échelle [de façon] massive, fréquente, menée collectivement, d’une gravité considérable et causant un grand nombre de victimes ». Quant à l’adjectif qualificatif « systématique », il met en évidence l’existence d’un schéma fait de comportements répétitifs ou encore la commission, renouvelée ou continue, d’actes de violence liés entre eux, en d’autres termes l’aspect concerté ou organisé de tels actes et l’improbabilité de leur caractère fortuit.

Pour illustrer, concernant le meurtre constitutif de crime contre l’humanité, la commission de multiple homicides volontaires s’inscrivant dans le cadre d’un plan politique dirigé par un État ou toute autre organisation et ayant pour but une telle attaque.

Il n’est pas nécessaire qu’une telle politique soit expressément déclarée. Son existence pourrait être déduite, notamment, du constat de la répétition d’actes réalisés selon la même logique, de l’existence d’activités préparatoires ou encore de mobilisations collectives orchestrées et coordonnées par l’État ou l’organisation. Mais toujours, il faut absolument que le comportement individuel constitue « le maillon d’une chaîne et qu’il se rattache à un système ou à un plan » destiné à réaliser l’attaque visée à l’article 7. En revanche, des actes isolés, en l’occurrence des meurtres qui n’ont pas été commis dans pareil contexte, ne peuvent recevoir la qualification de 3 crime contre l’humanité. En sus, la stratégie d’un gouvernement visant à « maintenir ou rétablir l’ordre public dans l’État ou de défendre l’unité et l’intégrité territoriale de l’État (…) [en usant de] moyens légitimes », notamment dans « [d]es situations de troubles et tensions internes telles que les émeutes », enregistrant des actes infractionnels indiscutables, ne saurait caractériser une telle politique. Cela demeure vrai, quand bien même que toutes les infractions commises restent punissables.

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Au regard de ces éléments, et sans commenter le débat public sur les faits, il n’est pas aisé de penser que les crimes allégués commis en mars 2021 et juin 2023 constituaient raisonnablement des crimes contre l’humanité. Et, au bout du compte, il n’y pas eu, au Sénégal, de crime relevant de la compétence de la Cour pénale internationale.

Modes de saisine

Schématiquement la Cour n’agit que dans deux cas de figure. Premièrement, la CPI est saisie d’une telle situation dans laquelle, un crime relevant de sa compétence aurait été commis, par un renvoi, soit de la part d’un État partie, soit du Conseil de Sécurité de l’ONU. Deuxièmement, le Bureau du Procureur peut être autorisé par la Chambre préliminaire à ouvrir une enquête, de sa propre initiative, sur une telle situation.

En conséquence, si d’autres acteurs peuvent « saisir » la CPI c’est à travers ce qu’on appelle les « communications », celles-ci consistent à transmettre au Bureau du Procureur des informations ou éléments de preuves concernant des crimes relevant de la compétence de la juridiction pénale internationale. Et, au mieux, cela conduit à une auto-saisine du Procureur. Ce n’est, donc, que par abus de langage que l’on parle de « dépôt de plainte à la Cour pénale internationale » : cela n’existe pas. La plainte est, en général, une voie judiciaire réservée à la victime d’une infraction pénale. Or, à la CPI, les victimes reconnues, mêmes, n’agissent pas en qualité de partie civile.

Bien entendu, l’expression « une situation dans laquelle un ou plusieurs de ces crimes paraissent avoir été commis » figurant dans l’Article 13, peut paraître léger, et du coup, induire à penser que la situation au Sénégal devrait être assujettie à une enquête du Bureau du Procureur de la CPI. Toutefois, l’ouverture d’une enquête n’est pas systématique (Article 53). Davantage, pour agir de sa propre initiative, le Bureau va, d’abord, devoir vérifier le sérieux des renseignements qui lui parviennent par voie de communications ; ensuite il lui faudra démontrer l’existence d’une « base raisonnable » justifiant l’ouverture de cette enquête ; en vue d’obtenir, enfin, l’« autorisation » de la Chambre préliminaire. Le Procureur de la CPI pourrait, donc, analyser toutes potentielles communications (il agit souverainement en la matière), cependant l’examen 4 préliminaire risquerait de ne jamais atteindre le stade officiel et, à la limite, il ne mènerait nulle part. Et, au demeurant, la ligne de conduite qui guide son activité lui impose d’éliminer dès le stade préliminaire, les situations qui ne satisfont pas au critère de la « gravité », visé notamment à l’article 17 du Statut de Rome.

 Critère gravité

Dans l’architecture institutionnelle du Statut de Rome, la Cour pénale internationale ne juge que les affaires de crimes internationaux graves, de la plus grande importance. Sa compétence est limitée aux affaires de crimes les plus graves ayant une portée internationale, qui touchent l’ensemble de la communauté internationale », (Cf. Article premier et Article 5 ; Article 17 § 1 – d). En ce sens, au-delà des critères strictement juridiques, la gravité objective, par opposition à celle, généralement, portés par les emballements instinctifs et émotionnels caractéristiques de la justice populaire, constitue un critère de sélection des situations et affaires devant être traitées par la CPI. À ce titre, conformément à son Statut, la Cour peut s’abstenir de traiter, selon le cas, une « situation » donné ou une « affaire concrète » concernant des crimes relevant, bien sûr, de sa compétence, si les affaires en cause ne sont pas « suffisamment graves pour qu’[elle] y donne suite » (Article 17 § 1 – d).

En pratique, dès l’examen préliminaire, le Bureau du Procureur évalue le critère de la « gravité ». Pour ce faire, il procède à un examen général destiné à déterminer, en premier lieu, la gravité intrinsèque des crimes allégués (échelle, nature, mode opératoire utilisé ainsi que leur impact – Règlement du Bureau du Procureur, Norme 29 § 2) et, en second lieu, à identifier les individus ou les groupes qui porteraient la responsabilité pénale la plus lourde dans ces crimes (Règlement du Bureau du Procureur, Norme 34 § 1). Ce tri élimine, d’emblée, les situations qui n’atteignent pas le seuil de gravité requise par les textes fondamentaux de la Cour pénale internationale.

Tout ceci montre qu’il n’y a pas de chances, au regard des textes et, par ailleurs, de l’expérience du Bureau du Procureur en la matière (Situation au Honduras, au Gabon), que la CPI intervienne dans cette « situation au Sénégal ». Pour autant, cela ne signifie pas que des crimes graves n’ont pas été commis. Des procédures judiciaires doivent être mises en œuvre et menées jusqu’à leur terme. Car, de nos jours, l’impunité c’est fini.

 

Thierno Soumaré

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