Guerre en Ukraine : « L’armée russe est mal préparée et affronte des Ukrainiens galvanisés », estime l’ex-commandant des forces américaines en Europe
Ancien commandant des forces américaines en Europe, le lieutenant général à la retraite Ben Hodges craint que la situation n’empire pour les civils mais doute que la Russie puisse « prendre le contrôle » de toute l’Ukraine
Une semaine après l’offensive ordonnée par Vladimir Poutine, l’armée russe semble s’enliser en Ukraine. Même s’ils progressent dans le sud et l’est du pays, les soldats russes n’ont pas réussi à prendre Kiev, avec un immense convoi qui fait du sur-place aux portes de la capitale ukrainienne.
Le lieutenant général à la retraite Ben Hodges, ancien commandant des forces américaines en Europe, estime qu’on voit une armée « mal préparée » affrontant des Ukrainiens « galvanisés » par le président Volodymyr Zelensky, et qui se battent « pour défendre leur pays ». Mais Moscou, qui a fait pleuvoir un déluge de feu sur Kharkiv, au nord, où une force aéroportée a débarqué dans la nuit de mardi à mercredi, semble changer de stratégie. Et la situation pourrait « empirer » pour les civils.
L’avancée de la Russie semble plus difficile qu’anticipé. Est-ce dû à la résistance des Ukrainiens ou à une mauvaise préparation russe ?
C’est une combinaison des deux. Les forces ukrainiennes sur-performent grâce à leur leadership et leur détermination. C’est impressionnant. Ils ont l’avantage défensif de se battre sur leur terrain. Ils connaissent chaque village, chaque ville. Et il y a un effet sur le moral de lutter pour défendre son pays, on a pu le voir en Afghanistan. L’armée russe, elle, sous-performe clairement, malgré l’avantage de l’assaillant sur l’initiative, le calendrier et les cibles. Elle a également une supériorité nette dans les airs et en mer, mais pas autant au sol.
Quels sont les principaux problèmes de l’armée russe ?
De nombreux indicateurs montrent que c’est une armée qui est mal préparée, n’a pas été bien entraînée ou a des problèmes de discipline. On voit beaucoup de véhicules en panne ou abandonnés, et qui circulent pare-chocs contre pare-chocs, comme dans ce convoi près de Kiev. Ça en fait des cibles faciles. Et ensuite, il y a un mauvais moral, avec des soldats qui ne savent pas où ils vont ni quels sont leurs objectifs. Les Russes ne prennent pas soin de leurs troupes comme la France ou les Etats-Unis. Si un soldat est tué, sa famille reçoit l’équivalent de 100 dollars en compensation.
Tout ça s’ajoute sur un champ de bataille, surtout quand vous affrontez des Ukrainiens galvanisés – et je les ai observés pendant huit ans, j’ai toujours été impressionné par leur ténacité mais aussi par la vitesse à laquelle ils apprennent, ainsi que par leurs connaissances techniques.
Les problèmes d’approvisionnement sont courants lors de grandes invasions. La Russie va-t-elle se regrouper et s’adapter ?
Oui, ils vont devoir réévaluer la situation et faire des ajustements. Ils n’ont pas le choix. Mais ils ont des problèmes de fond. Ce convoi de 60 km, vous ne pouvez pas juste faire demi-tour et recommencer. Les Ukrainiens vont tenter par tous les moyens d’attaquer ces véhicules vulnérables, même s’ils manquent de drones et ont des moyens limités dans les airs.
Les livraisons de missiles Stingers et de quelques dizaines de chasseurs peuvent-elles faire une vraie différence pour la défense aérienne de l’Ukraine ?
Oui, les Stingers sont utiles contre les hélicoptères et les drones. Pour les chasseurs, il ne s’agit pas juste d’obtenir des avions de chasse. Il faut pouvoir effectuer leur maintenance, avoir assez de munitions… Il y a tout un système à mettre en place, et j’espère qu’ils seront opérationnels rapidement. Et il faut pouvoir les stocker sur une base bien défendue, car les Russes tenteront de les attaquer.
Selon le renseignement américain, Vladimir Poutine est frustré par les difficultés rencontrées. Risque-t-il de revenir à sa stratégie habituelle et de faire parler la puissance de feu russe ?
Absolument. La situation risque d’empirer. Ils ont déjà commencé à utiliser des armes à fragmentations et à cibler des bâtiments civils (à Kharkiv, notamment) et vont continuer. Reste à connaître l’état de leurs stocks de munitions.
Le renseignement ukrainien spéculait sur une attaque massive contre Kiev en préparation, avec des milliers de soldats aéroportés, avec l’objectif ultime de Poutine d’occuper l’Ukraine ou de couper le pays en deux zones Est-Ouest. Est-ce un scénario envisageable ?
Je suis sûr qu’ils vont essayer mais toutes leurs tentatives pour s’emparer d’aéroports se sont soldées par des échecs. L’Ukraine est un vaste pays. Des troupes de 150.000 ou 200.000 hommes, cela semble énorme. Mais pour avoir un ordre d’idée, le stade de Wembley, en Angleterre, peut accueillir 100.000 personnes. Et on ne parle pas de 200.000 soldats d’infanterie avec des mitraillettes. Cela inclut les chauffeurs, tout le monde. Je ne pense pas qu’ils ont la capacité de prendre le contrôle de tout le pays.
L’Ukraine se renforce chaque jour avec l’aide occidentale et reste déterminée. Comme l’a dit Napoléon : »A la guerre, les trois quarts sont des affaires morales ; la balance des forces réelles n’est que pour un autre quart ».
L’Ukraine demande une no-fly zone, qui est pour l’instant écartée par la Maison Blanche. Quels sont les calculs ?
Il y a trois facteurs principaux que le président américain doit considérer. D’abord, pour faire respecter une no-fly zone, il faudrait avoir des avions de l’Otan dans le ciel prêts à abattre des appareils russes. Ensuite, on n’enverrait jamais nos pilotes avant d’avoir neutralisé les défenses antiaériennes ennemies au sol. Cela veut dire bombarder des troupes russes en Ukraine et peut-être en Russie. Et si un de nos avions était abattu, il faudrait être prêt à aller chercher nos pilotes, potentiellement sur le territoire souverain de la Russie. On en a la capacité, mais il y a une grande réticence pour éviter une guerre directe avec la Russie, l’invocation potentielle de l’article 5 de l’Otan (sur la défense collective), et un risque d’escalade vers un conflit nucléaire. Mais il faut rester uni et doubler la mise sur les pressions économiques et diplomatiques. Avoir quelque chose ressemblant au pont aérien du blocus de Berlin pour acheminer des armes en Ukraine et leur fournir le matériel dont ils ont besoin pour combattre.
Faut-il s’inquiéter de la rhétorique incendiaire de Poutine sur le nucléaire justement ?
Il ne faut pas la prendre à la légère. Mais cela fait des années que la Russie menace d’utiliser des armes nucléaires contre la Suède, le Danemark ou la Pologne. Poutine n’a rien d’autre à sa disposition pour la dissuasion. Dans un conflit (conventionnel) entre l’Otan et la Russie, il n’y aurait pas photo.
Poutine est-il vraiment capable d’utiliser l’arme nucléaire, ou s’agit-il d’un bluff dans le cadre de la madman theory (théorie du fou) ?
Je crois qu’il en est tout à fait capable. Mon espoir, c’est qu’il y a assez de gens autour de lui conscients de la catastrophe que cela représenterait, et qu’il les écouterait. Sinon, sa legacy (marque dans l’Histoire) ne serait pas d’avoir reconstruit l’empire russe, comme il en rêve, mais d’être responsable de la destruction de la Russie.
NKN