De l’élargissement de détenus par la grâce présidentielle : grincement de dents face à la toute-puissance du Décret

A l’occasion de la commémoration de l’accession du Sénégal à la souveraineté internationale, plus de huit mille prisonniers ont été élargis de taule, par grâce présidentielle. Prévu par la Constitution de la République du Sénégal en son article 47, cette prérogative du Chef de l’Etat fait souvent l’objet de critiques acerbes. Par inadvertance ou errements momentanés dans l’exécution, il peut y arriver que des erreurs ou manquements soient notés, pouvant obliquer la bonne volonté de Monsieur le Président de la République, qui détient l’exclusivité et a le privilège de la grâce.

En effet, la libération des meurtriers de Bara Sow et Ababacar Diagne fait ressurgir la question, qui fait ainsi couler beaucoup d’encre et de salive.

A l’image des sorties de prison de Séwu Cabi Diatta, présumé tueur de l’étudiante congolaise Lotaly Mollet, froidement assassiné, Amadou Woury Diallo cité dans une affaire de trafic de médicaments, l’élargissement de taule des thiantacounes, condamnés à 15 ans de travaux forcés dans l’affaire du double meurtre de Médinatou Salam, n’a pas fait que des heureux. Assurément, les familles de Bara Sow et Ababacar Diagne sont très en colère !

A quatre reprises au cours de l’année civile, le Chef de l’Etat exerce ce pouvoir légal qu’est la grâce qu’il accorde à des détenus frappés de condamnation définitive. Tout de même, il arrive de temps en temps que certaines décisions de gracier fassent grincer des dents et ne manquent pas de susciter de vives polémiques. Ainsi, Me Abdoulaye Babou, avocat de l’Ordre des pharmaciens, qualifie de « scandale judiciaire » à ce sujet. A ce propos, l’intercesseur rappelle que « la grâce est un pardon accordé par l’autorité à une personne condamnée ». Il s’agit bien de la Constitution, charte-mère, en son article 47 qui stipule que « le Président de la République a le droit de faire grâce ». A l’en croire, il a la latitude d’en « user comme bon lui semble ». Mais, précise-t-il, une grâce « remplit les conditions de forme ».

Cela revient à dire, éclaircit-il, « après que le prévenu a été jugé en première instance et condamné. Il a fait appel pour être rejugé. Il a été rejugé en appel et condamné. Après l’épuisement de toutes les voies de recours et une condamnation définitive, le condamné peut en ce moment bénéficier de grâce ».

Après l’ébahissement provoqué par l’affaire Amadou Woury Baldé, qui était parvenu à franchir la frontière, Me Babou avait pris sur lui de demander « à ce qu’on écarte le décret de grâce ». « Le 22 juillet 2019, le décret de grâce a été écarté par la Cour suprême parce que ne remplissant même pas la condition de forme », rajoute-t-il. De son point de vue, il est impérieux que ce pouvoir présidentiel soit relativisé : « Même si le requérant remplit les conditions de forme avec une décision qui revêt l’autorité de la chose jugée, cela ne veut pas dire que par décret, le Président de la République accorde la grâce à qui il veut. »

Il ne souffre aucun doute que la Constitution confère au Chef de l’Etat le droit de grâce, par son article 47, mais il existe de ces délits qui sont exclus d’office. Il s’agit, étaye Me Abdoulaye Babou, de « viol, détournement de deniers publics, délits de sang, … ».

Comme cela arrive souvent, l’exécution de la décision comporte des insuffisances qui fâchent ! Si les familles Sow et Diagne sont dans une grande colère avec l’élargissement de taule des thiantacounes, le cas de Diallo avait irrité le Président Sall. Ce dernier avait compris qu’il s’y animait au sein de l’entourage une volonté de l’« abuser » et pris heureusement la décision de faire situer les responsabilités, en vue de sanctionner les fautifs.

Convenons que cette tache noire paraît plus qu’indélébile à l’heure actuelle ! D’ailleurs, dans l’affaire Luc Nicolai/Bertrand Touly, le promoteur de lutte en avait bénéficié. Or, aux termes de l’alinéa 2 du Code des drogues du Sénégal, « la libération conditionnelle ou la grâce ne peuvent être accordées à aucun condamné avant l’exécution des 4/5 de la peine prononcée ».

A cet Officier supérieur, qui parle sous le couvert de l’anonymat, « Le Président de la République prend la décision de gracier un nombre bien défini de personnes, mais l’exécution de cette décision est faite par l’Administration pénitentiaire ».

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Et à l’interlocuteur, qui s’est confié à Le Quotidien, d’ajouter, « C’est à l’Administration pénitentiaire de faire la sélection des condamnés pouvant bénéficier de grâce. Ce qui revient à dire que toute faute dans l’exécution de la mesure revient à l’Administration pénitentiaire ». Selon lui, c’est bien dans « l’exécution de la mise en œuvre du décret que des erreurs sont notées. C’est l’Administration pénitentiaire qui doit faire correctement son travail pour ce qui est de cette question et veiller à toute la rigueur et le professionnalisme requis en la matière ».

Embouchant la même trompette, le Secrétaire général de la Rencontre africaine des Droits de L’Homme (Raddho), Sadikh Niass, fait savoir que « la grâce en tant que telle est une mesure de pardon mise entre les mains de l’autorité exécutive pour atténuer, suivant certaines conditions, les rigueurs de la loi ». Le successeur d’Aboubacry Mbodj constate : « Force est de reconnaître que son application est très discutée car on a l’impression que c’est devenu une affaire de Vip. Et dans la gouvernance, il est toujours important de tenir compte de la perception des citoyens ».

En vue de cela, explique Maître Abdoulaye Babou, « Ce sont des services du ministère de la Justice qui présentent des dossiers aux fins de grâce ». Il continue : « Le travail est fait en amont par le ministère de la Justice qui le présente au Président de la République. Et, justement dans ce lot, le Président peut se tromper de très bonne foi. Parce qu’on lui présente un ou des dossiers. Il n’a pas le temps. On lui prépare un décret, il signe ». Ce qui du reste pourrait amener des « erreurs comme le cas qu’on a connu avec les faux médicaments », fait-il constater.

Le Secrétaire général de la Raddho conçoit les choses de la même manière, en affirmant que « le Président peut se servir de la grâce politiquement mais dans de rares cas qui concernent ses adversaires politiques. Par contre, si la procédure d’attribution ne présente pas certaines garanties, elle peut occasionner une corruption dans la chaîne d’attribution des grâces ».

Afin de garantir l’égalité des justiciables devant la Justice, le Secrétaire général de la Raddho, Sadikh Niass, conseille : « Être strictement accordée selon les principes, la politique peut ne pas l’influencer. C’est la Direction des affaires criminelles et des grâces qui établit une liste soumise au Président de la République. Pour être éligible, il faut : être un condamné définitif, épuiser les voies de recours, présenter une des conditions : soit un gage de réadaptation, être âgé de plus de 65 ans, être malade, mineur ou délinquant primaire, etc. »

Alors qu’en réalité, se désole-t-il, « ce n’est pas l’impression que nous avons et si, comme certains le soupçonnent, il y a des tractations souterraines, il y a un vrai problème. D’ailleurs, au vu de la polémique que la grâce suscite, il serait pertinent de commencer à réfléchir à son encadrement ».

D’autre part, il convient de ne pas perdre de vue que la grâce « n’efface pas la peine, ni les interdits civils. Elle empêche de purger le reste de la peine encourue. La grâce n’efface pas non plus le casier judiciaire de la personne bénéficiaire ».

Au dire de Maître Babou, « C’est là où intervient la différence entre la grâce et l’amnistie. L’amnistie efface tout ». C’est la raison pour laquelle, explique-t-il, « l’amnistie est considérée comme une amnésie collective ».

Sur ce sujet, rappelons-nous du différend opposant le Président Senghor et Mamadou Dia, où Dia et Cie avaient d’abord bénéficié de la grâce de Senghor en mars 1974, avant qu’une amnistie n’efface, en avril 1976, leur condamnation. Ainsi, à un mois du rétablissement du multipartisme au Sénégal, Mamadou Dia eut la possibilité de se repositionner dans l’échiquier politique au cours de la présidentielle de 1983.

Même scénario qui se reproduit le 26 février 2002 quand le Président de la République d’alors, Me Abdoulaye Wade avait parafé un décret présidentiel graciant Ibrahima Diakhaté, Assane Diop et Amadou Clédor Sène, condamnés dans le cadre de l’affaire Me Babacar Sèye, premier vice-président du Conseil constitutionnel.

A en croire nos confrères de Le Quotidien, ils ont essayé de se rapprocher du directeur de l’Administration pénitentiaire (Dap), Jean-Bertrand Bocandé et du directeur des Affaires criminelles sans succès.