Edito- « Avenue du tirailleur africain » : Ousmane Sonko veut-t-il réinventer l’histoire ?
A peine élu à la tête de la ville Ziguinchor, le tout nouvel édile, Ousmane Sonko, a procédé au changement de noms des artères de la ville, portant ceux de personnalités françaises. Cette décision a été prise lors du premier conseil municipal, en marge duquel, le nouveau maire a annoncé plusieurs mesures, parmi lesquelles la rebaptisation de cinq rues qui portaient les noms de colons. Désormais la rue du général De Gaulle s’appellera “rue de la paix”. L’avenue du capitaine Javelier deviendra “avenue du tirailleur africain”, en hommage aux soldats africains ayant combattu pour la France pendant les deux Guerres mondiales. La rue Lieutenant Lemoine est rebaptisée “Rue Thiaroye 44”. Quant à la rue de France, elle devient Rue de l’Union africaine. Enfin, la rue du lieutenant Truch, change pour porter le nom de Séléki. Si d’aucuns parlent, à tort ou à raison, de sursaut de patriotisme, le débat sur la déformation de l’histoire et la légalité de la mesure se pose.
Tirailleurs africains ou tirailleurs sénégalais ?
Au-delà des avis partagés sur le véritable dessein qui fonde cette décision, force est de constater que le besoin si pressent du leader du Pastef, « d’en découdre » avec la françafrique, ne lui donne guère une carte blanche pour déformer ou réinventer l’histoire. En effet, l’expression « TIRAILLEUR AFRICAIN » n’est consacrée par aucun livre d’histoire ou par aucune autre source autorisée. Ce qui est connu et accepté, c’est l’expression, « TIRAILLEURS SÉNÉGALAIS « . Il est alors fort curieux que l’homme ait préféré une notion ontologiquement et historiquement fausse, à la place d’une notion consacrée.
S’agit-il d’une méprise pure et simple de l’histoire ou d’une volonté affichée de la refaire à tout prix ? L’expression « TIRAILLEUR AFRICAIN » pourrait même passer pour une formule incantatoire, tant le sens du concept employé ici interpelle chercheurs et historiens.
Tout compte fait, cette attitude empreinte d’iconoclasme qui consiste à faire table rase de l’existant, pour inventer quelque chose qui porte ostensiblement son sceau, ne dénote-t-il pas d’une forme de mégalomanie qui ne dit pas son nom ? Quoi qu’il en soit, « Nul n’a le droit d’effacer une page de l’histoire d’un peuple, car un peule sans histoire est un monde sans âme », pour parler comme le célèbre franco-camerounais, Alain Foka, l’une des figures de proue de la diaspora africaine.
Aux origines des tirailleurs sénégalais
L’histoire des tirailleurs sénégalais remonte à 1857. En effet, le gouverneur général de l’Afrique occidentale française, Louis Faidherbe, confronté à un manque d’effectifs venus de la métropole sur les nouveaux territoires d’Afrique, créa le corps des tirailleurs sénégalais. Le décret fut signé le 21 juillet 1857 à Plombières-les-Bains par Napoléon III. C’est au Sénégal que s’est formée cette unité, qui a ensuite a comporté des engagés d’autres nations africaines dépendant alors de l’Empire français. Les tirailleurs sénégalais ne sont pas nécessairement sénégalais, ils sont recrutés dans toute l’Afrique. Ce célèbre corps militaire, attaché aux « troupes coloniales », intégrait, jusqu’en 1905, des esclaves rachetés à leurs maîtres locaux, puis des prisonniers de guerre et même des volontaires ayant une grande diversité d’origines. Les sous-officiers provenait généralement de l’aristocratie locale. Certains Sénégalais, nés Français dans les quatre communes françaises de plein exercice du Sénégal, n’étaient pas considérés comme tirailleurs, mais l’égalité avec les blancs n’était pas encore la règle.
De nombreux Africains sont morts sur les champs de bataille français de la Première Guerre mondiale. D’ailleurs, Jacques Chirac, en tant que président de la république française, dans son discours pour le 90e anniversaire de la bataille de Verdun, a évoqué 72 000 combattants de l’ex-Empire français morts entre 1914 et 1918.
L’histoire peut certes parfois laisser un goût amer, mais il ne s’agit pas de la nier ou la réinviter pour l’exorciser. Il s’agit plutôt, par devoir vérité, de la retransmettre telle quelle aux générations futures.
Quid de la légalité de la mesure du leader du Pastef Ousmane Sonko?
Du point de vue juridique, il n’est pas sans intérêt de s’interroger sur le pouvoir du maire en matière de dénomination des rues. D’ailleurs, cette question n’est pas nouvelle et transcende nos frontières. En France par exemple, le sénateur Jean-Louis Masson avait suscité le débat auprès du Ministère de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales. Il avait posé au Ministère la question de savoir : « quelle est l’autorité qui a compétence d’une part pour fixer le nom des rues et d’autre part, pour établir la numérotation des immeubles dans chaque rue ?». Dans sa réponse, le Ministère précise que conformément à la jurisprudence, la compétence en matière de dénomination des rues relève du Conseil municipal (CAA de Marseille, 12.11.2007 : req. n° 06MA01409). Le Maire, en sa qualité d’autorité de police administrative générale – art. L. 2212-2 du CGCT –, s’assure que les dénominations votées par le Conseil municipal ne sont pas contraires à l’ordre public et aux bonnes mœurs (v. CE, 19.06.1974 : req. n° 88.410).
Au Sénégal, en l’absence d’une jurisprudence abondante en la matière, l’article 170 du Code des collectivités locales cite, sans préciser à qui appartient le pouvoir de dénomination des rues, parmi les compétences transférées au maire de la ville : la surveillance et la conservation des sites et monuments historiques ; la promotion et la valorisation des sites et monuments historiques ; la promotion de la culture nationale et locale. Toutefois, il faut noter que l’article 75 du Code des collectivités locales dispose que : « le changement de nom, les modifications du ressort territorial des communes, les fusions de deux ou plusieurs communes, la désignation de nouveaux chefs-lieux sont prononcés par décret ».
Toujours est-il que le débat reste ouvert. Ainsi, le célèbre journaliste, Madiambal Diagne, dans une chronique publiée récemment estime qu’Ousmane Sonko semble ignorer qu’il ne pourrait baptiser des rues classées dans la voirie d’État sans l’autorisation des services compétents de l’État du Sénégal.